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Un Timp Frumos
29 septembre 2010

Mise en orbite #1

[o.o] 9h58

Il fait beau, ça fait du bien. Hiver pourri qu’on a eu. C’était sympa quand même de voir enfin un peu d’neige rester plus d’une journée sur les trottoirs. Le gars qui marche à côté de moi, c’est Pedro, un mec de la Section, tout carré des épaules et de la mâchoire, le cheveu ras, l’œil un peu torve, taciturne, un peu dévoyé, casseur de ratiches à ses heures perdues, ancien manutentionnaire ou repris de justesse, à coups de poings dans la vie, dans la gueule, de banlieue Sud ou Ouest, grosses pompes, treillis, marcel percé de poils, une odeur acide. Le visage immobile quels que soient les sentiments qui assaillent le mec ; sauf la rigole. Vous pouvez dire la première connerie qui vous vient, faire la blague la plus éculée, le paroissien explose. Ca commence avec des frémissements autour du menton, ça monte en vagues jusqu’aux joues d’abord, puis les oreilles se gorgent de sang, ça redescend, les yeux se plissent, les narines se dilatent, la bouche s’ouvre en grand, ça sort, ça pète comme une bombonne de gaz, tout rouge — j’appelle ça le rire homard.

Retour au mouton. On vient d’partir d’la brasserie Debourg, où on a vu des potes de la Section. On remonte Jean Jau, direction Jean Mass’, au pas de promenade. On n’a pas grand-chose à foutre de not’ journée, Pedro et moi. C’est pas qu’on veut pas, mais l’chômdu décide autrement. On n’arrive pas à garder not’ boulot plus d’deux s’maines, j’ai pas bossé d’puis deux-trois mois maintenant. La dernière fois, au Pôle Emploi, i’ m’ont proposé un boulot d’égouttier à Chasse — même pas une blague. C’est pas qu’j’y mette d’la mauvaise volonté, mais y’a des limites à la connerie humaine. Enfin, j’crois.

On arrive au pont, sous la gare, le Ped’ s’arrête et pose sa main sur mon épaule. Il a les yeux un peu exorbités, mais pas vraiment plus que d’habitude. Il essaie de me dire que’que chose, mais avec le bruit des bagnoles, j’entends que d’, et comme l’imbécile avec le doigt, au lieu de regarder dans la même direction que lui, je continue à fixer sa poire d’assassin. Je finis par piger ce qu’il dit : “Les fils de pute... Viens, on s’les fait”, avec un soupçon d’interrogation, comme s’il me regardait un peu comme le patron du duo et quêtait mon approbation. Alors, je r’garde, pour m’faire une idée.

De l’autre côté d’la rue, d’vant les portes de la gare, y’a trois poulets qui s’font un black, couché par terre, la gueule en sang, il avale les coups de latte dans les côtes et dans les dents sans un bruit — ou alors, j’entends pas —, un g’nou su’l’dos, clé de bras, une jambe tordue pas comme i’ faut. Les portes automatiques s’ouvrent, se ferment, en rythme. Y’a personne. Les gens qui descendent de l’escalier remontent sur le quai et sortent de l’autre côté quand ils aperçoivent le pestacle ; ceux qui veulent entrer traversent Jean Jau pour la même raison. 

Quand j’vois ça, j’hésite pas longtemps. Je colle une bourrade à Pedro et je traverse la rue en courant, au rouge — rien à foutre des bagnoles : ç’ui qui m’touche passera la nuit à Herriot. I’ m’suit.

On tombe sur la flicaille, par derrière. J’en chope un, l’avant-bras sur la gorge, clé de bras dans le dos, balayette à la ch’ville, j’le pose au sol, coup d’genou dans la gueule. Pedro en a déjà couché un — j’ai entendu des os craquer. Le mec à terre arrive à se r’dresser, il fait un plaquage d’école sur le troisième, et j’ai plus qu’à finir le keuf à coups d’pompes dans les couilles. Le Ped a assez de cervelle pour tirer le flingue d’un des enfoirés et les mettre en joue. Quelques s’condes.  Ca suffit. J’ramasse le gars, bras sous l’épaule, ça tire, ça suinte, j’le cale ; on s’cavale plein nord, on traverse Berthelot sans faire gaffe, on n’entend rien derrière que l’trafic, personne aux trousses, on tire à gauche après le “7è Arrt” — on passe quasi d’vant l’commico —, on enchaîne Renan, Anvers, Saint-Mich’, Gryphe, la Grande Rue jusqu’à la Guill’. On s’jette dans l’immeuble à côté du Macdo — 2854B, j’risque pas d’oublier.


[2] 10h12

Putain, tu fais chier, Rom ! Qu’on latte la gueule de trois flics, ça passe, ça m’plaît, c’est même moi qu’a eu l’idée, qu’on donne un coup d’main à un gars qu’en a b’soin, OK, mais d’là à l’amener chez Driss, y’a une putain d’limite. Et moi qu’a suivi, comme un con, à courir j’savais pas encore où, à manquer d’bouffer du pare-choc à chaque fois qu’on traverse, avec le mec qui tianque accroché au bras de Rom, suivre comme un bon gars, bien con bien gentil, les gens qui nous r’gardent comme des tarés sur Péri, les gueules des débiles à la fenêtre du Domac, comme si tout l’monde nous connaissait pas ici. Putain, t’as fait une grosse connerie, Rom. Et j’suis d’dans jusqu’aux couilles.

On grimpe les escaliers au galop, la porte glisse derrière. Au troisième, Rom frappe chez Driss. On attend bien deux minutes. Ca trafique derrière la porte, on dirait qu’le rabzouz est en train d’déménager tout son bordel. Il finit par ouvrir. Je pousse Rom et le gars, les deux s’affalent dans l’entrée et ils foutent du sang sur l’parquet, pis sur les pompes du reubeu. Il dit : “Putain, mais qu’est-ce que vous branlez ? C’est quoi c’bordel ? Vous vous croyez où, là, les gars ?” Rom se relève, souffle : “C’est rien, juste un type qu’on a volé aux keufs. Faut pas t’en faire comme aç.

- Mais putain, il est r’froidi vot’ mec, z’avez ram’né un macchab’ ou quoi ?

- Déconne pas, ça m’f’rait mal”, i’ dit, Rom.

Je r’tourne le gonze. S’il est pas mort, i’ fait vach’ment bien semblant. Moi, ça m’viendrait pas à l’idée d’faire le comique dans c’te situation, mais j’suis pas dans la tête de l’empafé qu’on s’est collé dans les pattes. “Et merde”, je dis.

Là, forcément, Driss, i’ pète un câble, i’ chope Rom par le col et l’balance cont’ le mur. “Mais bordel, qu’est-ce que t’as encore été foutre ton nez dans la merde ? Tu crois qu’chus qui ? Tu m’as pris pour Mère Térésa ou quoi ? T’es narvalo, Rom, mais j’aurais jamais cru qu’tu s’rais capab’e d’faire une connerie pareille ! Putain, mais t’as l’cerveau en vacances ou quoi ? Comment on va faire avec ce connard ? Tu pouvais pas l’laisser claquer dans la rue au lieu d’jouer au bon Samaritain ? Et si la Section l’apprend, hein ? C’est cramé pour ma gueule, maintenant.

- T’en fais pas, Driss. On attend la nuit et on l’porte au Rhône. On aura qu’à faire comme s’il était bourré, on l’colle dans ta caisse, on file au confluent et basta, fin d’l’histoire.

- Maint’nant, tu veux t’servir d’ma caisse ? Mais va crever, Rom, tu pars en couille sévère. J’suis déjà assez dans la merde. T’as qu’à t’trouver une putain de bagnole pour faire ton truc, moi, j’veux plus rien avoir à faire avec ce merdier. Allez, arrache-toi, et r’viens pas avant minuit, t’as déjà fait assez d’boucan.

- C’est vrai, Rom, on aurait pu faire ça en scred, je dis.

- Oh, mais ta gueule, toi, c’est d’ta faute, si on en est là. Allez, cassos.”

J’allais sortir avec Rom, mais Driss m’a ret’nu par l’bras en disant : “Si ça chie, j’préfère qu’tu sois dans l’secteur.” Alors, j’suis resté.


[ô] 10h47

J’le crois pas. Quel taré, ce Rom ! Ram’ner chez wam un putain d’clampin qu’a rendu son trousseau. Qu’est-ce qu’on va foutre d’ici minuit, avec ce gars, et avec Ped ? Pourquoi j’lui ai d’mandé d’rester à c’t enfoiré, d’ailleurs ? Aucune idée. J’ai p’têt’ un poil la trouille que quelqu’un déboule, pire, quelqu’un d’la Section. Pedro, vaut mieux l’avoir de son côté. Ouais, mais si c’est un mec de la Section, Pedro bougera pas le p’tit doigt pour me sauver le cul. En fait, il est autant dans la merde que moi, et même plus. Faut pas qu’j’m’en fasse.

J’quitte l’entrée et vais me caler dans le canap’ du salon. Téloche, bédo, j’lance Tupac sur le PC, ça va m’détendre. Ped reste comme un con à côté du renoi qui tourne au gris. J’lui dit de v’nir poser son cul et d’prendre une binouze dans l’frigo, si ça l’tente. I’m’dit : “J’ai arrêté ces conneries, Driss, tu sais bien. J’aurais encore plus d’emmerdes si je continue à picole ou quoi.” Eh ben, ta gueule, alors.

J’allume mon pète, il vient caler son gros cul sur le canap’ et il commence à zieuter la télé. Deux-trois minutes. I’m’dit : “J’peux mett’ le son ?

- Crève, Ped, laisse Tupac tranquille. Tu crois pas qu’on l’a déjà assez emmerdé quand il était pas encore à l’horizontale ? Pis, t’as pas besoin du son pour mater Derrick.

- Comme tu veux, Driss.”


[o.o] 11h02

L’enfoiré de saloperie ! Dire tout ce qui me passe par la tête  pendant que j’descends les escaliers prendrait trop d’temps. Si j’suis v’nu chez lui, c’est qu’j’espérais qu’Driss pourrait m’donner un coup d’main, aider, sout’nir l’moral ou quoi. Un putain d’traître, ouais ! Je sors sur Péri. Gauche, j’achète un paquet de clopes (“Salut, Tony. Camel comme d’hab’”) ; droite, un BigMac, deux Cheese. Tout droit, j’plonge dans l’métro. J’passe le portillon derrière un vieux blédard qui met trois plombes à trouver sa carte. Au-dessus du métro, droite, j’me cale sur le quai. Garo, écouteurs, un petit Roger Troutman des familles. Il arrive, c’est parti pour Mermoz. Juste le temps d’avaler mon Domac.


[V] 11h25

Téléphone.

“Tor ? C’est Rom. J’suis à Mermoz, là. Viens m’chercher avec ta vago, faut qu’j’te cause.

- OK.”

Blouson, la bise à Fatima, j’claque la porte. Où est-ce que j’ai garé ma tire ? Me souviens plus trop comment j’suis rentré hier. J’sais même pas pourquoi j’l’ai prise pour aller zoner aux Terreaux. J’aurais p’têt’ pas dû abuser autant, avec Zilo qu’avait d’la blanche dans les chiottes de cette merde de Road 66. Mais qu’est-ce qui m’a pris d’venir me paumer dans c’rade à la con ? Y’avait d’la meuf, mais après tout, j’ai rien touché. Soirée d’merde, quoi. I’ faudrait que... Ah ouais, rue Bataille. Je r’monte Morat. Mon Astra repose tranquillement, coincée entre deux saloperies de Smart. Elle en a vu d’autres, leurs pare-chocs, pas sûr. Ah ouais, j’me suis garé à contre-sens, en plus. Eh bah, tant pis. J’débouche sur Ranvier, pas d’souc’, j’arrive sur Mermoz deux minutes plus tard. 

Devant l’métro, la silhouette de Rom qui s’cache dans sa capuche. Je baisse la vitre et l’appelle. Il monte : “Roule.” i’m’dit. Je pars sur Pinel. “T’sais, Fatima f’sait la gueule quand elle m’a vu sortir.” I’ répond pas. “OK, t’en as rien à foutre. C’est quoi ton problème, ce coup-ci ? C’est pour la Section ?

- Lâche-moi avec la Section. Moins elle en saura, mieux j’me porterai.

- Ah bah, tu causes quand même. J’avais peur qu’on t’ait coupé la langue.

- Y’a un macchab’ chez Driss, faut qu’on règle l’problème...”

Je freine d’un coup en plein milieu d’la rue. Ca fume et claxonne derrière. “Putain, mais t’hallucines, Rom ! Pourquoi tu m’fais ça ? Descends d’ma caisse, de suite !

- Calme-toi, Tor. C’est pas méchant. Fais demi-tour, on va s’poser chez toi jusqu’à minuit et après, on file à la Guill’, on récupère le type et on l’baque au confluent, ok ? C’est pas sorcier.

- Mais merde, tu sais que j’veux pas tremper dans c’genre de trucs. Si c’est pas pour la Section, moi, j’bouge plus.

- Ah, tu fais chier. T’as vendu tes couilles ou quoi ? T’oublies un peu vite c’que tu m’dois. J’comptais sur toi. T’as la mémoire courte, pélo, ça m’froisse.

- J’ai la mémoire courte que dalle, mais tu sais que t’as pas l’droit d’me mettre dans la merde, avec Fatima et le môme, et l’boulot, et tout.

- T’avais qu’à t’retirer d’la Section ou te casser. Personne te r’tient sur Lyon, t’es libre.

- C’est c’que tu crois. Que j’essaye, tiens... Ca change rien au problème, j’vais pas m’mouiller pour tes beaux yeux.

- Et c’cran d’arrêt, tu l’vois, Tor ? J’le pose gentiment sur ta main, tu vois. Si t’ouvres encore ta gueule, tu vas morfler. Maint’nant, tu fais d’mi-tour et tu m’payes le caoua à la casbah, c’est clair ? J’ai la dalle aussi.”

Qu’est-ce que j’peux faire quand Rom se met à jouer au p’tit chef ? Je repars, droite Santy, droite Mich’let, gauche Frère, droite Morat. Y’a une place devant l’immeuble. Il commence à pleuvoir.


[B] 11h51

J’entends les clés. Tor est déjà de retour. Tiens, il nous ramène Rom. “Salut, Fatima.

- Salut, Rom. Qu’est-ce que tu fais là ?

- Tu m’manquais. J’vois que c’est pas ton cas.

- Qu’est-ce ça peut t’faire ? Café ?

- Envoie. T’as pas un truc à graille ?

- C’est pas un sac Domac qui dépasse de ta poche ?

- Ca tient pas au ventre, cette merde. Fais péter un truc plus solide.

- J’vais voir c’que j’ai. Allez vous poser au salon. Tu veux que’que chose, Tor ?

- Nan.”

Il fait la gueule, c’est pas bon signe. Quelle saloperie ce cave de Rom nous a encore ramené ? Et moi qui la joue fine, alors que j’aurais envie d’lui arracher les yeux, à c’t’enflé. J’me d’mande vraiment c’qu’il y a entre Tor et lui ; ce connard tient mon mec par les couilles, mais j’sais pas comment. Sans parler du passé entre nous, en plus. Le café crie, j’le retire du gaz, tasse, soucoupe avec deux biscottes qu’ont fait la guerre, sachet d’sucre pris au boulot. Quand j’arrive au salon, Monsieur est tranquillement calé, les pieds sur la table, clope au bec, Tor qui le regarde avec peine, colère, crispé, les mains serrées entre les g’noux. Je pose la soucoupe devant Rom et m’assois en face de Tor. “C’est tout c’que t’as ?”, i’ dit, l’enfoiré. “Tu vois bien. C’est pas qu’j’veux pas, c’est juste tendu en c’moment. L’a fallu payer pour...

- Tais-toi, Fatima !” lance Tor. “Va faire un tour ou quoi. Laisse-nous. S’te plaît.”

J’le r’garde attentivement. J’comprends. J’l’emmerde pas, il voudrait que j’reste, mais il a peur qu’ça chie, il préfère m’éloigner. Il joue les durs, mais il a la trouille, lui aussi. J’vais aller chercher Hamed à l’école, on mang’ra un bout ensemble, dehors. J’vais prendre mon sac à main dans la piaule, j’enfile mon manteau, j’enroule mon écharpe et j’me casse. Ce salaud de Rom est encore en train de tout foutre en l’air dans notre vie. Et il faut qu’on sourie et qu’on assure le lubrifiant en plus. Je m’dirige vers l’av’nue Frère, sous la pluie.

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